Au dessus de l’Indochine
En chemin vers la France et son stade qui accueillera Indochine dans quelques heures, après plus d’un an d’attente de ma part, je survole le Vietnam où j’avais eu ce rendez-vous intime avec mon groupe fétiche quelques années plus tôt. Sur la carte de l’écran de contrôle, les noms familiers s’égrènent alors que nous descendons vers le Sud. Da Nang, Nha Thrang, Dalat, Saïgon, Mytho et Cantho au cœur du delta du Mékong. Mon cœur se serre de savoir ces endroits adorés si proches mais de ne pouvoir m’y arrêter. J’y laisse une partie de mon âme, je la récupérerai au retour, si tout s’est bien passé. C’est l’Indo ma vie. Et pour le moment, c’est à Paris que l’Indo m’attend.
A 18h30, nous atterrirons à Kuala Lumpur pour une escale de six heures. L’absurdité de la tarification aérienne m’a fait redécouvrir les charmes des voyages par étapes. Je serais déjà à Paris si j’étais parti hier de Shanghai. Mais prendre ou plutôt perdre son temps est plus économique. Au lieu de voler plein ouest, je gagne d’abord les tropiques chinoises, de Hangzhou à Shenzhen, où je passe une nuit courte car le vol a été retardé de plusieurs heures, comme à l’accoutumé, pour des raisons de dérèglements atmosphériques. Apparemment, les compagnies chinoises ont une aversion bien ancrée pour les cieux pluvieux et venteux. Pour la première fois, je me sens étranger dans cette grande métropole que j’ai quittée quelques mois plus tôt. La touffeur d’une atmosphère de juin saturée d’humidité ramène pourtant la mémoire de jours heureux, animés par une énergie illimitée et une ambition sans borne mais stimulante. Les gens autour de moi pourtant me semblent bien éloignés de ma nouvelle réalité, établie solidement dans les forêts de bambous et les jardins de thé du Zhejiang, à quelques encablures du Lac de L’Ouest. Les excès de cette cité champignon, prête à exploser comme une vesse de loup gonflée à l’hélium, livrée à l’exubérance de sa population jeune et orpheline des valeurs de ses ancêtres sont immédiatement apparents dans l’attitude des voyageurs attendant leurs bagages autour d’un carrousel surplombé d’un écran 3D Konka qui rendra obsolète les écrans plats avant qu’on ait fini de les payer. Deux heures du matin, les néons inondent le centre ville qui refuse obstinément d’aller se coucher. Il faut jouir de la vie jusqu’à l’épuisement. Un couple s’enlace dans l’obscurité relative d’un abri bus. Des groupes titubant se dirigent d’un endroit de plaisir vers un autre. Je respire cet air épais qui passe directement de mes poumons à mes artères, avec une volupté retrouvée, faisant abstraction des soubresauts de cet endroit expérimental, hors de tout espace raisonné, où tout doit être toujours possible. Comme le soleil se nourrissant de mille explosions nucléaires, Shenzhen grandit en consumant l’énergie des millions d’âmes libres qui la compose. Je ne pourrais sans doute plus vivre ici, même si le climat, la mer de Chine et les collines luxuriantes me manquent comme un membre fait défaut à un mutilé.
Le temps d’émerger d’un sommeil profond dans une chambre sans fenêtre et me voilà à Hong Kong. En attendant mon train, je fais courir mon regard à travers les marécages laissés en friche, comme zone tampon entre les frontières. Ultime zone sanitaire entre le continent communiste et la région administrative spéciale, ces quelques hectares ont échappé à la folie immobilière prévalant ailleurs dans le territoire. Au loin, un vol blanc d’aigrettes apporte une touche anachronique à ce spectacle d’un autre âge. Je me sens déjà un peu en terre d’Indochine, entre ciel et terre, avec l’eau pour trait d’union. Beaucoup de beaux visages autour de moi dans le train. Je retrouve la mosaïque cosmopolite de ces lieux d’Asie du Sud-Est où des peuples lointains se sont rencontrés. Et souvent aimés, me rappelé-je avec nostalgie. Mais trop de ces minois sont plongés dans l’étude de leur smart phone pour qu’on ait vraiment envie de s’attarder. Qu’y a-t-il de plus exotique que se rendre à Paris par Malaysian Airlines ?